Je suis devenue féministe lorsque j’étais étudiante, à ce moment de ma vie où j’ai eu la chance d’être assise sur les bancs d’amphithéâtres qui m’ont permis de m’instruire, de m’éduquer et de me forger des opinions qui allaient me transformer et définir qui je suis en tant que personne mais également en tant que citoyenne. Citoyenne avec deux N et un E. Ce militantisme m’accompagne depuis au quotidien : je lis, je me renseigne, je m’emporte et je remets en cause tout, tout le temps. Et parmi tout ça, il y a la colère, toujours.
L’an dernier j’étais en colère. Cette année, je le suis encore plus mais à ce sentiment s’ajoute cette fois de la sidération et de l’écœurement. Mais en premier, parlons de ce sentiment, voulez-vous ? La colère c’est un sentiment souvent mis sous le tapis, elle est théâtralisée sur les planches, mise en scène au cinéma, elle est belle, grande, puissante dans la fiction, mais dans la réalité… on nous donne souvent l’impression, on nous le suggère même, que ce n’est pas sain d’être en colère, qu’être en colère c’est être hystérique. Tout du moins pour les femmes. L’hystérie, au XIXème siècle était par ailleurs considérée comme une maladie touchant uniquement les femmes. Le diagnostic n’existe plus, le terme lui, est resté. Être en colère, dans la vie réelle, c’est perçu comme l’acte de beugler son mécontentement, ses revendications, de dire des mots au hasard, les uns à la suite des autres, sans y donner du fond. Et pourtant, rien de tout ça. En tout cas, pas pour la colère que j’observe, pas pour celle que je ressens et pas pour celle que je perçois au sein des luttes féministes. N’est-ce pas l’une des émotions que l’on ne peut que ressentir actuellement ? Comment ne pas être en colère en étant humiliées au quotidien, sans relâche et sans aucune honte de la part du groupe des oppresseurs, ceux qui dominent et piétinent sans cligner des yeux ? Comment ne pas avoir envie de se faire entendre, de dénoncer, de taper dans la fourmilière et de porter nos luttes plus haut ? Comment aujourd’hui, en tant que femmes, ne pas serrer les dents, les poings et vouloir élever la voix, dénoncer, écrire, dessiner et par dessus tout hurler notre révolte ?
La colère, on nous fait souvent comprendre que c’est un truc de harpie, un truc d’hystérique donc, un truc qui n’a pas de valeur, une émotion de bac à sable que l’on devrait refouler car vous savez enfin, ce n’est pas sain d’être en colère. Si la colère est moquée et montrée du doigt lorsqu’elle prend racine au sein de luttes féministes — est-ce utile de faire remarquer une nouvelle fois que l’on n’emploiera jamais le terme d’hystérie pour décrire une colère masculine — elle est valorisée, rendue glorieuse et forte lorsqu’elle est initiée par un homme. L’idée n’est pourtant pas de créer un fossé entre hommes et femmes (dans un monde où il n’y aurait que deux genres, si ce n’est pas le sujet de cet article, la réalité est bien plus riche et différente que cette image très binaire), mais il faut bien admettre que luttes ou pas, ce fossé s’est créé seul. C’est une lutte perpétuelle entre un groupe majoritaire et les autres, que l’on fasse partie de groupes considérés comme étant des minorités ou non. Il y a toujours ce groupe au dessus de tout qui nous rappelle le sourire aux lèvres que c’est un rapport de force constant qui se déroule là devant nos yeux. On accuse le féminisme de nous monter les unes contre les autres : rassurons-nous, le patriarcat et le système n’ont une nouvelle fois pas besoin de nous pour ça et le font très bien seuls.
Et pourtant, si cette colère peut sembler néfaste est usante, elle s’accompagne d’une multitude d’autres sentiments dont je suis infiniment fière, si la colère fatigue, elle donne en même temps de la force et cette volonté folle de créer, de redoubler d’inventivité pour porter nos voix. Et parmi tous ces sentiments il y a celui de la sororité. Diviser nous rassemble, donne de l’énergie, de la force et l’envie de porter encore plus haut nos mots. Cette colère nous donne de la détermination et si certains jours cette rage nous abat et nous rend tristes, pour d’autres elle nous fait nous sentir fortes de se sentir si nombreuses à partager les même revendications. Elle nous fait nous sentir moins seules, comme animées d’une force commune qui se répand à travers les frontières et qui nous rappellent que nos luttes sont communes, que nos paroles valent malgré tout la peine d’être formulées.
Cette dernière année, l’année 2019 a été une année forte. Elle a été une année de luttes, de prises de parole. Après une telle année, je suis naïve d’avoir cru qu’elle participerait à faire changer les choses. Qu’il y aurait une différence, une vraie. Un soupçon d’évolution notable et pas seulement des évolutions au sein de nos propres cercles : une évolution dans des milieux qui ne sont pas enclins à accueillir le changement. Dans ces cercles ancrés dans des traditions bourgeoises, sexistes et profondément contre la diversité, l’inclusivité et une quelconque évolution. La naïveté, c’est bien ça qui nous trompe et qui nous a trompé une nouvelle fois encore. Je pensais naïvement que la cérémonie des Césars serait le marqueur d’une nouvelle étape. Dans un sens oui, elle l’a été un peu. Mais un peu seulement. Et c’est à chaque fois ces mêmes mots que l’on emploie pour désigner des actions : oui, ça a « un peu » bousculé les opinions, oui ça a « un peu » changé les choses. Oui il y a eu de nouvelles images marquantes, des images qui à nous, convaincues, nous servent de fuel pour poursuivre. Mais aux autres ? Ces images qui nous révoltent ou nous donnent de la force, quel effet ont-elles ? Si certains jours j’arrive à m’en contenter en me rappelant que Rome ne s’est pas faite en un jour et qu’il faut du temps, que la société a évolué déjà ces dernières années, d’autres jours j’ai la sensation que l’on nous donne tout juste de quoi nous faire les dents mais que nos convictions n’ont aucune importance. Et c’est le cas, non ? Nos convictions n’ont vraiment aucune importance aux yeux de la société. C’est le cas pour toutes les luttes passées et actuelles : il existe encore des climatosceptiques (mais comment ?), les multiples théories du complot (et il y en a tant que je ne sais même pas laquelle choisir) à propos de tout et rien continuent d’être diffusées (la dernière en date : Trump et son égo surdimensionné semblant persuadé que le Coronavirus n’est qu’un hoax destiné à affaiblir sa campagne)… bref. Cela peut sembler pessimiste, mais si je tends à être la plus optimiste possible, cet optimisme est parfois de trop et un peu trop lourd à porter. Car il est difficile de rester dans notre bulle et de croire que tout va bien : ce n’est pas le cas.
Cette semaine encore, un homme a tenté d’assassiner une femme, son ex-conjointe, et son fils de 8 ans. Une fois encore, dans les médias les mêmes mots : « C’est Monsieur tout le monde » « Il n’a pas toujours été méchant », des mots qui ont un sens qui minimisent les faits, qui rendent les auteurs des féminicides presque attachants, tandis que les victimes sont invisibilisées. On n’en parle pas, on ne les cite pas, ce qui compte ce sont les sentiments, les regrets du coupable-plus-si-coupable.
Malgré ces derniers mois donc, le 28 février dernier 1 une Académie a récompensé un homme, et balayé d’un seul geste la parole des 12 femmes victimes de ses actes. Et toutes les personnes ayant voté, le système entier, a acté le fait que la parole des femmes n’avait aucune importance. Comme l’a dit Adèle Haenel dans un récent entretien accordé au New York Times : 2 « Distinguer Polanski, c’est cracher au visage de toutes les victimes. Ça veut dire, « ce n’est pas si grave de violer des femmes ». » Et il semblerait en regardant rapidement autour de nous que c’est très fréquemment rendu valide : ce n’est pas si grave de soumettre la moitié de la population mondiale à des violences morales, sexistes et sexuelles.
L’Art et l’impunité d’un homme blanc et puissant surpassent tout, même la vérité. Et balaye en même temps la parole et les luttes de toutes les femmes pour qui le système ne réserve pas de place. Balaye le vécu, les dents serrées et les vérités de femmes victimes. Car les victimes n’ont pas de place dans ces cercles de pouvoirs. Être une victime c’est être faible, et être faible ne vas pas de paire avec être l’oppresseur, encore plus lorsque celui-ci est le violeur. Le résultat de l’enquête de Nous Toutes 3 en est un bel exemple, après avoir récolté les réponses de 100 000 femmes les résultats sont significatifs : parmi eux, pour ne citer qu’un seul des points étudiés, 9 femmes sur 10 déclarent avoir déjà ressenti une pression de la part d’un partenaire pour avoir un rapport sexuel. 9 femmes sur 10. Vous rendez-vous compte ? Parmi mes amies proches, moi y compris, je ne connais pas une seule personne pouvant dire le contraire. Après une année où les voix des femmes se sont faites entendre, dans la rue, chez elles, à l’écrit, à l’oral et de plein d’autres manières, j’aurais cru, une nouvelle fois très naïvement, qu’il y aurait une miette de progression à ce sujet. Et rien. S’il y a du progrès, doucement, j’y crois et j’ai espoir, il y a aussi ces moments de colère contre lesquels notre impuissance nous semble être un trop lourd fardeau à porter. Au final, nous ne sommes pas entendues et pire encore, on rit de nous. De nos combats qui ne sont jamais assez bien, jamais assez utiles. Car tout ce que l’on fait n’est jamais assez, jamais comme il faudrait faire sans pour autant nous proposer des clefs. Car c’est à nous de faire et lorsqu’on le fait, on fait trop ou l’on fait mal. C’est comme si on nous donnait un meuble à monter avec des centaines de pièces, sans notice, et qu’on nous regardait le monter sans d’autre aide que « ah non, c’est pas comme ça qu’il faut faire mais continue je regarde et pire : je démonte en même temps les parties que tu as réussi à monter et cache les vis dont tu as besoin ». En clair, c’est toujours à nous de faire le sale boulot, de relayer, diffuser, alerter, ce sale boulot nous est toujours refilé sans aucune aide, aucun relai, rien. C’est à nous de créer les ressources, de les faire suivre, de les envoyer même à notre entourage masculin pour leur faire lire et essayer de les inclure dans notre lutte.
Oui, je crois qu’il y a de quoi être en colère. Oui, je crois qu’il y a de quoi être vulgaires, qu’il y a de quoi monter au créneau et qu’il y a de quoi lever le poing.
J’ai parfois la sensation que mon esprit est brouillon à passer d’une affaire à l’autre tant tout m’écœure, tout me fait soupirer de dépit, me rend triste ou me fait parfois baisser les bras. Qu’il est brouillon car chaque jour un nouveau témoignage, un nouvel article, un nouveau scandale voit le jour. Mais qu’ils ne sont que scandales à nos yeux seulement. Que pour le reste, ils ne sont que des faits divers. Suite à la cérémonie des Césars, la faute s’est une nouvelle fois retournée contre les femmes qui ont pris la parole : Adèle Haenel, Maïssa Maïga, Florence Foresti pour ne citer que les trois femmes ayant pris la parole à cette occasion, ont eu tort. Il aurait fallu qu’elles boycottent la cérémonie, qu’elles soient absentes, invisibles, aussi invisibles que nos paroles ne le sont déjà. Car participer c’est visiblement approuver, ça l’est d’ailleurs lorsque l’on pense qu’il faut séparer l’homme de l’artiste. Elles n’ont pas été absentes et elles ont eu raison : se rendre absente c’est perdre une fois de plus l’occasion de parler. Et si elles n’ont pas été écoutées, elles ont tout de même utilisé leur voix pour dénoncer et également, dans les cercles féministes, nous rassembler. Tout n’a pas été parfait, ça l’est difficilement, mais elles étaient là et ont eu le mérite d’être présentes face à une salle, un public, un système qui ne veut pas d’elles et qui ne veut surtout pas de nous si notre parole est trop forte. Il faut se taire si on n’a rien de plus à dire qu’approuver la parole des puissants. Cette semaine un ancien directeur de casting, Olivier Carbone, a menacé Adèle Haenel, la menaçant de lui ruiner sa carrière, de la rendre invisible. Depuis, elle a signé avec la CAA, la plus grosse agence d’artistes à Hollywood. Pourtant, cette invisibilisation si elle n’a pas fonctionné ici, fonctionne ailleurs. C’est cette menace qui pèse toujours sur celles et ceux qui se font entendre : ne plus exister dans leur propre monde, comme une cancel culture4 inversée utilisée comme instrument de pouvoir pour inciter à ne pas parler, à ne pas agir et à « rester dans les rangs ». Si tu parles, on te fera taire d’une manière ou d’une autre. Par la force, par la parole, par des moyens détournées (comme torpiller la carrière d’une femme) ou par l’argent.
Alors quoi faire ? Si il est nécessaire de se protéger, de ne pas vivre constamment dans la colère pour ne pas atteindre ce que l’on appelle un burn out militant 5, il est aussi important à mon sens de ne pas la masquer et la minimiser. Si colère il y a, les raisons pour lesquelles elle existe sont également là. Peu importe votre degré de militantisme, votre place dans la société, votre genre, votre origine ethnique ou sociale, militer est parfois compliqué. Aller dans la rue à l’occasion des Marches organisées n’est pas possible pour tout le monde. Ce qui est possible à l’inverse c’est le fait de diffuser, relayer, mettre en valeur la parole de celles qui s’expriment. Cela passe par plein de choses. Comprendre par exemple pourquoi le discours 6 de Aïssa Maïga était un discours clef, comprendre qu’il est encore et plus que jamais nécessaire de laisser la parole aux personnes directement concernées lorsque l’on n’a rien de plus à dire et faire qu’un simple relai, un simple relai pourtant puissant. Dans son plaidoyer pour rappel, Maïssa Maïga demande plus de diversité, pointe du doigt ce même manque de diversité et rappelle que l’inclusion se fait ensemble et qu’elle ne pourra pas se faire sans la participation de toutes les parties. Ce qu’elle soulève, c’est que ce changement ne se fera pas uniquement au sein des castings, qu’apporter plus de diversité dans les castings est une première étape certes, mais qu’il faut également transformer toute la chaîne de production cinématographique, les financements, la réalisation, la production et la distribution. Que sans ça, diversifier un casting ne semblera n’être qu’une case de cochée sur la to-do -list d’un film. Une nécessité pour faire bonne figure plus qu’un acte logique et devenu naturel. Comprendre également pourquoi toute parole n’est pas toujours bonne à dire, que la non-mixité (j’en parlais sur le blog en 2017) est un cercle de repli pour reprendre des forces et que c’est précisément dans cette situation que la diversité n’est pas de rigueur pour reprendre son souffle, se sentir en sécurité et s’écouter ensemble.
Si je suis triste certains jours, que je ne comprends pas comment l’autre moitié de la population — s’il vous plait, pas de #notallmen qui tienne, si vous n’avez rien à vous reprocher alors vous n’aurez pas ce besoin constant de nous rappeler que vous êtes droits dans vos bottes et cohérent avec vous-même — a atteint et perpétue sans remise en question cette incapacité de se mettre à notre place, de compatir, de faire preuve d’une seule once d’empathie à notre égard, en somme de nous respecter autant que l’on devrait être respectées, j’ai aussi bon espoir et dans ces moments de colère, en mettant complètement de côté ce sentiment d’impuissance ressenti, cette unité, cette sonorité qui nous lie toutes me fait chaud au cœur. Car dans ces moments là je sais que finalement on n’est pas si seules que ça et que ce sentiment devrait au moins nous aider à ne pas être complètement pessimistes.
Il y a tant à faire lorsque l’on ne sait pas par où commencer et que l’on ne sait pas forcément quoi dire et comment, alors pour ça : écoutez, laissez la parole, partagez, diffusez, retweetez et republiez, encore plus lorsque votre parole a moins d’importance que celle que vous écoutez.
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- Times : Cancel Culture Is Not Real
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- Huffington Post : Aux César 2020, Aïssa Maïga livre un plaidoyer pour plus de diversité au cinéma
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Ta colère est très bien exprimée dans ton article, on la lit parfaitement.
Tout cela me parle, et j’approuve tes mots.
Mais je sens combien mon éducation peut, à 40 ans passés, peser encore sur moi à chaque fois que je pense « oh, c’est pas si grave » « on a connu pire », alors que, si c’est grave, et ça n’est pas parce qu’on a connu pire qu’on doit laisser passer. Chaque douleur se doit d’être dite et entendue.
C’est une lutte permanente pour ne pas penser selon ce qu’on nous a appris il y a longtemps, pour sortir de ce schéma qu’on nous a inculqué. Pour sortir de ce schéma, le meilleur moyen c’est de ne pas penser à moi, à ma génération, mais à celle de mes enfants. La réponse est toujours « non, je ne veux pas qu’ils vivent dans ce monde là, avec ces idées là; je ne veux pas que ma fille vive ça, et que mon fils ait cette attitude là. »
Il y a encore beaucoup à faire, mais on est sur le bon chemin je crois. Il est juste long et pavé d’obstacles.
Merci beaucoup Solenne ! C’est long je trouve de réussir à déconstruire soi-même des opinions ancrées qui se révèlent ne pas forcément être en accord avec nous nouveaux schémas de pensée, et puis parfois c’est tellement usant quand on se rend compte que nos combats prennent du temps, de l’énergie et sont constamment repoussés vers le bas… Mais je crois aussi qu’on est sur le bon chemin ! Le début d’un long chemin seulement.
Merci pour cet article , j’ai pris le temps de le lire.
l’humain est complexe , je ne trouve pas les mots pour te dire combien je suis d’accord avec tout ce que tu écris.
Surtout ne pas baisser les bras.
Soyons réaliste et optimiste
[…] La colère de Florence, qu’elle a partagée à l’occasion de la Journée Internationale des Droits des Femmes. […]